Enjeux

Au-delà de la crise de la représentation

Quels sont les enjeux auxquels les institutions professionnelles sont collectivement confrontées?

La critique des corps intermédiaires économiques et sociaux est une constante française du débat public pour laquelle les sensibilités égalitariste, jacobine, libérale (au sens économique) et saint-simonienne restent une toile de fond. Ajoutons qu’on retrouve ces sensibilités combinées chez bien des acteurs fût-ce au prix de quelques contradictions[1]. Elles n’en prospèrent pas moins dans un espace public marqué par une désintermédiation dont on mesure encore mal l’impact sur les corps intermédiaires du travail, des professions et des entreprises. Aborder les problématiques contemporaines de ces derniers requiert sans doute quelques remarques sur la «crise de la représentation», une liste ouverte des tendances sociétales susceptibles de les toucher et surtout un commencement d’inventaire des problématiques qui leur sont propres.

La «crise de la représentation»

Les institutions professionnelles n’échappent pas aujourd’hui à«la crise de la représentation» qui affecte aussi les pouvoirs publics, les partis politiques ou la presse. Crise des adhésions, des vocations, de la démocratie, de l’image, de la représentativité, du débat, de la parole, de l’autorité, de l’influence… sommairement déclinée cette expression décrit pourtant moins une réalité homogène qu’elle n’est l’indice — comme d’autres «crises» — d’une «tension structurelle entre les diverses acceptions du terme»[2]. Un dictionnaire suffit à montrer que ces corps intermédiaires — précisément parce qu’ils sont par définition «entre deux» — font à eux seuls l’expérience d’une crise qui touche la «représentation» dans presque toutes ses acceptions.

Des tendances sociétales en «bruit de fond»

Rien ne nous autorise à préjuger de l’impact qu’auront certaines tendances très générales sur l’avenir des institutions professionnelles. Les alertes de certains auteurs (nous pensons aujourd’hui à Alain Supiot mais on pourrait remonter plus loin dans le temps) n’en sont pas moins une incitation à surveiller — et interpréter — divers signes faibles de processus susceptibles d’affaiblir la position de ces corps intermédiaires. Parmi ces signes on pourrait pointer:

– la substitution de la norme technique à la règle juridique;
– la fortune d’expressions telles que «gouvernance», «régulation» ou «management»;
– la simplification du discours sur les conditions de la concurrence;
– le passage insensible de la responsabilité sociale à la responsabilité sociétale;
– l’organisation croissante des usagers-clients (santé, banque, transports…);
– l’essor de statuts échappant à la négociation collective (micro-entreprise);
– l’explosion des places de marché virtuelles («ubérisation»);
– le développement de l’économie «CtoC»…

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Nous prendrons un seul exemple de tels signes dont l’interprétation doit pouvoir conduire une institution professionnelle (voire une catégorie d’institutions) à «anticiper» par des ajustements stratégiques. Une disposition est presque passée inaperçue en 2018 qui est le maintien de l’assujettissement des micro-entrepreneurs à l’ancien seuil en matière de TVA. Ceci pourrait annoncer un assujettissement dès le premier euro tant leur communauté semble le «département R&D» d’un retour à la «fabrique disséminée» si bien décrite par Braudel. Ce risque pose aux institutions professionnelles plusieurs questions de long terme parmi lesquelles:

– Comment structurer la réaction des micro-entrepreneurs à cette montée des charges?

– N’est-ce pas sur la micro-entreprise que risquent de s’aligner les autres régimes?

– Quel dialogue social dans cette société civile «disséminée» elle aussi?

– Quelle stratégie pour un syndicat de salariés dans un tel contexte?

– Comment ceci se traduira-t-il dans la gestion paritaire?…

Quelques problématiques propres aux institutions professionnelles

Syndicats professionnels, institutions ordinales, chambres consulaires, sociétés de gestion collective, organismes paritaires… Les institutions professionnelles répondront d’autant mieux à la demande sociale qu’elles prendront la mesure des défis auxquels elles sont spécifiquement confrontées. On peut citer sans prétention à l’exhaustivité mais qui s’ajoutent à la crise de la représentation comme aux grandes tendances évoquées plus haut:

– Le développement d’une culture du management comme «savoir, savoir faire et savoir être». Cette culture transversale a souvent pour conséquence un délitement de l’identité liée au travail, au métier, à la profession.
– L’individualisation des droits sociaux qui brouille le sentiment d’appartenance (solidarité vs fraternité). Ce sentiment conditionne pourtant l’existence de tout «corps intermédiaire» en tant que représentant d’un «esprit de corps».
– L’effacement par le législateur des références aux appartenances pouvant filtrer la relation de l’État à l’individu. Témoin le sort réservé à la notion de «groupes professionnels» dans de récentes évolutions du Code de la sécurité sociale.
– La remise en cause récurrente de la représentativité, de la légitimité et de l’autoritédes institutions professionnelles. Ces critiques rarement documentées pourraient faire l’objet de recadrages relativisant significativement leur portée.
– Les informations difficiles à démonter sur le coût de la démocratie sociale. La réalité est à ce point incertaine qu’un think tank de tout premier plan estime très prudemment «entre 100000 et 200000» le nombre des mandats liés au paritarisme de gestion.
– Le mouvement de consolidations dans le consulaire, le financement de la formation, la protection sociale… Celui-ci pourrait s’étendre aux syndicats via les nouveaux critères de représentativité et la restructuration des branches professionnelles.
– La démobilisation des instances professionnelles, paritaires ou tripartites par des conventions d’objectifs – légitimes dès qu’il y a « mission de service public » – que la représentation professionnelle vit souvent comme difficilement négociables.
– La transposition aux institutions professionnelles d’une culture, de méthodes et de pratiques issues du management. Cette transposition se traduit souvent par la réduction du Modèle institutionnel au «Business model» du secteur marchand…

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[1]Voir par exemple « La profession politique », ouvrage collectif dirigé par Michel Offerlé, Paris, Belin, coll. alpha, 2017 (1èreédition 1999).

[2]Jean-Marie Denquin, « Pour en finir avec la crise de la Représentation », Paris, revue Jus politicum, n°4, 2010.